J’accepte les limites en tant qu’humain. Mais en tant qu’être doué de raison, donc d’une capacité de réfléchir et d'agir rationnellement, je refuse les étroitesses de l’esprit, non seulement autour de moi, mais d’abord en moi-même. Et il me semble bien que, ignorer ses propres limites, c'est rétrécir de plus en plus son esprit. Ce fut le combat de ceux que l’on a appelés les écrivains du siècle des Lumières : « Écrasons l’infâme! ». L’infâme, c’étaient surtout les croyances superstitieuses à ces époques-là et les exploitations qu'en faisaient autorités religieuses et pouvoir politique. A cet effet, il serait intéressant de méditer ce qu’écrit Nicole Jacques-Lefèvre citant Helvétius : « Helvétius remarque ainsi (De l’Homme, 1771, chap. VII), que les peuples ne sont pas aussi nécessairement superstitieux qu’on le pense. Ils sont ce que le gouvernement les font… » 1 L’infâme, qui existait avant que Voltaire fût né et qui n’a pas disparu après qu’il est mort, est un « fantôme hideux », « un monstre abominable », « l'hydre abominable » qui empeste et qui tue ». Il ne tue pas seulement physiquement, mais il tente de tuer aussi l’esprit de l’homme dans l’homme. Deux évènements survenus ces derniers jours, au Togo et en France, ne peuvent manquer de faire méditer les Togolais, à la fois en tant que citoyens d’un pays et en tant qu’hommes, citoyens du monde, partageant le sort de tous les humains. Arithmétiquement, l’ampleur des évènements en question n’est pas égale, puisqu’il s’agit d’un côté, d’un bilan de 129 morts et 352 blessés dans l’attentat des terroristes islamistes en France) et de sept morts, de personnes arrêtées et torturées, de blessés dont nous ignorons le nombre, de maisons incendiées dans l’affaire de la faune de Mango. Mais dans les deux cas, nous avons affaire à l’infâme, à une pseudo croyance des islamistes qui, au cri d’Allah' akbar! ou plutôt derrière cette pseudo croyance veut exercer son empire sur le monde, et de l’autre côté, si l’on cherche absolument à justifier les atrocités commises par les hommes en uniforme à Mango, il s’agirait d’élargir la faune, de protéger les animaux, les espèces menacées de disparition et l’environnement… sans amalgame aucun, si l'on réfléchit bien au dernier cas, se référant particulièrement à mon avant-dernier article du 10 novembre 2015, Ce ne sont pas de véritables…, la question que j'y soulève revient ici : si on fait le bilan des morts, seulement des morts et autres victimes de la faune de Mango, victimes torturées, emprisonnées, expulsées de leur terre, combien y en a-t-il déjà eues à ce jour, combien en aura-t-il encore d'ici dix ans, vingt ans...? Et si on y ajoute les autres victimes du système en place, sacrifiées parce que le système n'a pas d'autres moyens pour se maintenir, pour régler ses problèmes que la violence et la force, où va la société togolaise? Où allons-nous? Les mêmes forces dites de l'ordre, dans le même système, au service du même système, jouissant de la même impunité (c’est la logique du système), commettront les mêmes forfaits. Pendant combien de temps encore? Encore un petit tour en France. Ce que les autorités françaises n’ont pas pu faire depuis des décennies et qui a conduit des Français, ceux des banlieues croupissant dans la misère, je ne veux pas m’en occuper ici. Ce que le gouvernement français a fait pour que ce peuple condamné à une forme d'apartheid selon le propre mot du Premier Ministre actuel Manuel Valls, recoure au djihadisme, relève d’abord du champ de réflexion et d’action des responsables français tant dans les domaines économique et politique que dans ceux de l’esprit (culture, religion, pédagogie…). Il est évident que si, dans une conviction religieuse sincère, les cris à la louange de Dieu, Allah' akbar, tout comme l’Alléluia des judéo-chrétiens constituent un soutien psychologique et même mystique, ils ne sauraient résoudre les problèmes concrets quotidiennement vécus par ces populations. A Mango comme dans le reste du Togo, près de cinquante ans de RPT-UNIR, en l'absence de réflexion profonde, slogans et chansons d'animation qui en tenaient lieu, suivis d'une démocratie de façade sous Gnassingbé II, ne nous ont conduits que là où nous sommes aujourd'hui : un bien piteux état que l'on doit qualifier de son vrai nom, dictature héréditaire. Pour le moins. Mon avis, je l'ai dit, est que, tant que les Togolais ne veulent pas se regarder tels qu'ils sont, rien ne changera dans leur vie. Ce qu'en 1972, j'ai mis, dans On joue la comédie , dans la bouche du personnage de Ndula, chef de tribu, concernant l'expulsion des populations, leur déplacement pour faire place à l'exploitation des diamants en Afrique du Sud de l'apartheid, qui pouvait ou plutôt voudrait, ces années-là, comprendre qu'il s'agissait d'abord d'une situation pas si éloignée que cela de celles de Hahotoe, Mango, d’autres localités au Togo ?...Et surtout, qui pouvait en parler en public? Et pourtant, On joue la comédie a été représentée plus d'une vingtaine de fois au Togo. L'heure n'est-elle pas venue de parler aujourd'hui, pas du bout des lèvres, mais d'entrer dans la profondeur des problèmes pour les résoudre réellement? Ce n’est pas que l’on n’ait pas tenté de le faire. Les Togolais, qui sont un peuple pas moins intelligent que les autres peuples, notamment ceux de notre Afrique, donc pas moins préoccupés du devenir de leur nation, l’ont tenté à la Conférence Nationale, même si tout n’avait pas été parfait. La question aujourd’hui est de savoir qui étaient et où sont les hommes qui n’avaient jamais voulu que cette Conférence Nationale se tînt, et surtout ceux qui, pour défendre leurs propres intérêts sordides, inconsciemment ou sciemment réduisent à néant les résultats, même imparfaits qui avaient été obtenus. Ceux qui, dans la salle même de la Conférence, étaient avant tout préoccupés par les avantages qu’ils en tireraient et qui, pour ces avantages-là, seraient prêts à toutes les compromissions, toutes les trahisons. Ceux qui, toujours pour leurs intérêts, s’acharnent aujourd’hui à nous détourner du but de cette Conférence. En situation de dictature, je voudrais m’intéresser à ce que nous devrions faire, au Togo, pour éviter le drame devenu chronique de Mango, et que nous n’avons pas fait. Je me permets ici un témoignage personnel. Le seul que je puisse évoquer honnêtement pour parler de cette affaire. Nous sommes dans les années 79. Ces années-là, j’étais en fonction au Ministère de la Culture et il relevait de mes activités professionnelles de parcourir avec une équipe, tout le pays pour recueillir, enregistrer les chants, les danses et autres créations de l’esprit ( chasse d'une espèce plus précieuse que toutes, heureusement autorisée!) Nous avions été accueillis par un préfet très heureux et très fier de nous montrer la richesse de la faune, celle de la forêt classée et celle des eaux. Il nous racontait, volubile, que « le Général » lui avait ordonné de surveiller particulièrement certaines espèces. « Le jour où quelqu’un tuera une de ces bêtes, toi-même, tu auras une responsabilité dans cette affaire », aurait dit le « Général » au préfet. Jusque-là, il n’y avait rien d’anormal, rien qui justifierait un reproche à qui que ce soit. Tout est dans la compréhension, et de la notion de protection de la faune, et de la responsabilité du préfet, de la manière dont celui-ci se prend pour assumer cette responsabilité. Si la compréhension de la notion de protection de la faune, la conception de l’étendue à donner à celle-ci, de la densité de la population animale, de la proximité de cette population par rapport à celle des humains, surtout des lois régissant ce voisinage, des sanctions à prendre à l’encontre de ceux qui ne respecteraient pas ces lois… si tout cela devrait être décidé par le seul « Général » ou sa descendance après sa mort, ou tout simplement par des hommes qui voudraient plaire au « Général » ou à son fils après lui, nous sommes bien dans un cas où l’arbitraire domine et où tous les abus sont permis. Y compris donc toutes les atrocités : suspendre un homme présumé braconnier à un hélicoptère et le promener au-dessus de la faune, arroser un homme barbu d’essence et le brûler vif en plein marché parce qu’on aurait découvert une tête de pintade sauvage dans la sauce qu’il s’apprêtait à manger, massacrer un homme et sa femme devant leur enfant qui les attendait dans la brousse, emprisonner ensuite l’orphelin, broyer sous les roues d’un véhicule des hommes qui tentent de résister à l’expansion de la faune, tirer à balles réelles sur une foule pour l’empêcher de défendre son territoire que l’on veut transformer en domaine réservé aux animaux…, tant d’exemples parmi d’autres, tant d’exactions commises pour effrayer, plutôt terroriser la population qui serait tentée de braconner sur les terres du Royal Eléphant( ce n'est pas de l'ironie. C'est l'intéressé lui-même qui s'identifiait au pachyderme). Si nous ne savons rien de la compréhension que le "Général" avait de la protection de la nature, ni de sa compétence technique dans ce domaine, nous connaissons au moins le sport favori du « Grand Chasseur devant l'Eternel ». Là aussi, il n'y a aucune ironie puisqu'il était présenté sous ce titre de gloire par certains posters de l'époque. Nous savons aussi, puisque la télévision nationale nous en montre chaque année les images vivantes, qu’il existe pour une certaine ethnie, à l’exclusion de toutes les autres, un rituel de la chasse, haut en couleurs célébré dans une ambiance festive grouillante et sonore. A cette fin, l’État doit approvisionner suffisamment la faune, pour que les trophées exhibés à l’occasion soient suffisamment impressionnants, quitte à faire mourir d’envie (et de faim) les ethnies non élues du Togo. Et, faut-il exclure le fait que, au hasard des visites de certains hôtes de marque, ses confrères chasseurs, émerveillés par la richesse de la faune du Togo, le « Général » les ait écoutés, non sans en être profondément flatté, le féliciter pour les grands efforts qu'il déployait en vue de préserver ce trésor. Pour toute l'humanité! Soit dit en passant, l'un de ces hôtes de marque, qui a une rue dans notre capitale, était reçu, non seulement comme un prince, mais aussi, avec les honneurs de Chef d'un État souverain, bien que son statut officiel fût celui de président d'un Land allemand. Parce que le « Général », faisant fi de toute prescription statutaire, le voulait et l'exigeait! Lorsque l'on a des amis hissés à ce haut niveau de l'estime, que ne ferait-on pas pour leur plaire, pour les inciter à revenir au Togo le plus souvent possible, pour chasser? Certains insinuent que d'autres intérêts liaient les deux grands chasseurs, mais n'ayant aucune preuve de cela, je préfère me taire sur ce point. Nous savons enfin que, derrière le noble principe du dialogue, le « Général » préférait de loin la force et la violence. La tragédie qui se poursuit d'année en année est la preuve que ce n'est pas une démocratie de façade qui y changerait quoi que ce soit. Si nous étions dans une fiction, nous pourrions imaginer le « Général », apparaissant en songe à son fils et lui faisant une recommandation du genre de celle faite au préfet des années 79 : « Si tu ne fais pas assez d’espace à mes éléphants chéris…tu perdras le trône…». L’héritage ou le fantôme d’un homme ou d’un Éléphant si puissant qui ignorait toute limite, à commencer par les siennes propres continue de peser sur nous. (Peut-être que les vrais éléphants connaissent leurs propres limites, puisque, s’ils ne savent pas qu’ils peuvent tomber malades, ils voient au moins mourir leurs congénères et ne se hasardent pas sur un territoire où ils peuvent être atteints par une balle ou par une flèche). Un tel héritage est bien pénible à porter, j'en conviens. Que reste-il à faire au pouvoir actuel? En avant la faune, même au prix de la vie et de la dignité des humains! Il y a une tactique pour défendre un tel système : c'est la mauvaise foi (on dirait qu'ils passent tous par cette école-là, les serviteurs du système), même lorsque entre celle-ci et l'insulte à l'intelligence humaine, la frontière très perméable peut être vite franchie. Le « ministre » de la Sécurité et de la Protection Civile ( titre bien sonnant), à propos des balles réelles qui ont fauché nos concitoyens à Mango, prétendait que celles-ci avaient été tirées en l'air pour disperser les gens. Sommes-nous dans la simple mauvaise foi ou l’insulte à l'intelligence humaine?. Ou encore, le refus de l’homme lui-même, pour des raisons sordides, de faire usage de sa propre intelligence? Lorsque nous entendons un militaire de haut rang se défendre avec un tel argument, que penser de lui? Le même ministre voudrait nous faire croire, que le broyage des hommes par le blindé de l'armée est dû au fait que ses freins auraient lâché au moment où il avançait. Nous sommes bien face à un pouvoir qui souhaite nous traiter en imbéciles, ou qui provoque notre révolte. J'ai entendu des responsables politiques réclamer le limogeage du préfet actuel de Mango. Le pauvre! Que pouvait-il faire, de meilleur ou de pire par rapport à ces prédécesseurs, dans le système qui nous régit? Limoger un préfet, un ministre, deux ministres, trois ministres alors que le système resterait en place, le même, dominé par la Bêtise humaine et l’arbitraire (pas ceux qu’on rencontre dans la jungle et la faune mais au sein de l’espèce humaine), que nous apporterait cela? C'est l'Infâme, l’arbitraire qu’il faut abattre, la Bêtise humaine qu'il faut écraser. L'attentat terroriste survenu à Bamako, dont nous ne parlons pas ici parce que notre article était déjà bouclé, une semaine jour pour après celui de Paris, appartient également au champ d'action de l'Infâme. La question qui se pose est : qui écrasera l'Infâme, partout où il se présente, sous quelque forme que ce soit? Responsables politiques, représentants de l'autorité morale ou religieuse, intellectuels, tant sur le plan national, qu'international... Nous ne pouvons, certes aller livrer la guerre à l'Infâme partout dans le monde. Mais, commençons ici et maintenant à l'écraser, l'Infâme au Togo. Sénouvo Agbota ZINSOU
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1 Nicole Jacques-Lefèvre, Savoirs et cryances, dans Histoire de la France littéraire, Classicismes XVIIe-XVIIIe siècle, volume dirigé par Jean-Charles Darmont et Michel Delon, PUF 2006, p.393
2 Saz On joue la comédie, éd. RFI 1975 et éd Haho 1984, acte II
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